Publications et catalogues des expositions

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Emmanuel Barcilon, 2012
Extrait du catalogue publié pour l’exposition
The continuation of romance
Publié par rosenfeld porcini, london 2012
ISBN 978-1-909564-00-8

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Emmanuel Barcilon, 2010
Catalogue publié pour les expositions:
Espace art contemporain de La Rochelle,
Espace art contemporain de l’Atelier d’Estienne, Pont-Scorff,
Textes de Lionel Dax
Monographik Editions
Edition of 2010
300 x 243 mm, 96 pages
ISBN 978-2-36008-017-5

Révélations
«Percevoir, c’est lire
Seul ce qui apparaît à la surface est lisible
La surface qui est la configuration est – connexion absolue »
Walter Benjamin, Fragments, vers 1917

Chaque peinture de Barcilon est un jeu de subtiles apocalypses , de petites épiphanies comme des lucioles qui apparaissent un jour et disparaissent le lendemain. Temps incertain de la maturation, de la distillation, de l’émergence… Jusqu’à être, au moment du choix évident de l’harmonie, une invitation à voir ces singulières révélations dont nous ne voyons, en tant que voyants , que quelques détails épars. Le peintre doit d’abord se perdre dans un cheminement intérieur pour que le tableau puisse advenir et devenir un miroir ouvert à tous les corps de passage.

Histoires invisibles (sous la surface)
Les tableaux d’Emmanuel Barcilon sont des espaces de paradoxes : le lisse et le gravé, le collage précis et le goût du gestuel, le monochrome laqué et un amas de coulures qui strient les figurations, la surface et la profondeur, le dessin et la couleur. Tout ce qui était conçu comme une opposition, deux traits de caractère distincts, se retrouve uni dans le corps du tableau.

Commençons par le long processus d’invisibilité qu’introduit le peintre dans ses compositions : une maturation à l’oeuvre, un jeu avec le temps, un plaisir de voir s’ouvrir l’être du tableau.

D’abord, il y a des histoires invisibles qui apparaissent par bribes ou par éclats, les parts manquantes de l’oeuvre et les refoulements inconscients définitivement cachés comme des strates de repentirs, les non-dits qui resurgissent parfois comme autant de cris gravés : « crise d’urticaire », « rage de dents », « on n’entend que toi », « respire aujourd’hui ».

Chaque jour un nouveau tableau est là, présences, interrogations pour la suite à adopter, improvisation spontanée devant l’élaboration lente des surprises. Chaque jour inventer une nouvelle histoire qui corrobore celle de la veille ou l’annule d’un geste franc ou caressant. Emmanuel Barcilon fait du repentir un style, une forme mouvante invisible à tous.

À force de poncer, de gratter, de graver, des détails des anciennes peaux refont surface marquant l’idée qu’un monde englouti est dissimulé derrière et qu’il ne sera jamais accessible à nos yeux ni aux yeux du peintre. Emmanuel Barcilon joue de l’invisible comme un musicien joue du silence.

C’est sûrement pour cette raison qu’il met en scène régulièrement, soit sous forme de graffitis rapides soit sous forme de documents scientifiques collés, des écorchés, des squelettes, des anatomies, toutes ces choses de nos corps qui sont invisibles à l’oeil nu mais qui structurent les êtres en profondeur : ossatures, muscles, ligaments, nerfs, sangs, organes, bactéries, virus, adrénalines, vitamines, cellules… En irritant, en effritant la peau du tableau, le peintre écorche l’être du tableau, le fait saigner et dévoile des détails de figurations. Le voyant tente alors d’après les indices qui percent à la surface de reconstruire à travers ces fragments une histoire, un récit ou devine plutôt que chaque fragment porte en lui sa propre histoire, une pensée à cueillir, à accueillir.

Les œuvres de Barcilon font écho aux pratiques de la photographie, à la révélation et à la fixation. Il fait monter la lumière et les couleurs après les avoir cachées un temps. Il les redécouvre, par hasard ou par choix, c’est selon, mais autrement. Son acte de peindre se pense en un cheminement fait de variations successives jusqu’à l’accord final : la fixation des révélations.

L’être du tableau (en surface)
« La couleur n’est pas l’essence de la peinture, c’est la surface. À la surface, dans la profondeur, l’espace vit selon son infinité. À la surface, l’existence des choses se déploie vers l’espace et non à proprement parler dans l’espace. La couleur est d’abord concentration de la surface, l’imagination de l’infini y pénétrant. La couleur pure est elle-même infinie, mais dans la peinture n’apparaît que son reflet. » Walter Benjamin, Fragments, Entretien sur l’imagination, 1915. La surface visible des tableaux d’Emmanuel Barcilon est portée par les surfaces invisibles qui la constituent.

Dans chaque œuvre, la réflexivité du support, parsemé de légères révélations, fait écho à la recherche du peintre qui finit par trouver, dans les strates oubliées, la bonne trouée, la juste fenêtre  dans les couleurs. En cherchant la surprise, il trouve sa chance, la beauté fugitive de l’être du tableau. À mesure qu’il creuse son support et sa surface, il fait de la mémoire du tableau sa force, des laques de souvenirs.

Le tableau évoque bien la présence de sa propre histoire dont nous voyons les traces sur les franges du support : coulures de toutes les couleurs utilisées, près de trente couches. Le tableau est le résultat d’un processus d’individuation de l’oeuvre, « pas à pas » accumulation, « couche sur couche
» stratification, qui a pour but d’ouvrir les sens de celui qui regarde : donner les sensations du toucher, peau âpre, cicatrices, brûlures, et en même temps, peau veloutée, caresses, douceurs des couleurs ; puis produire des sons, des bruits, de la musique. L’oeil touche et écoute autant qu’il voit.

Ici, en surface, le corps et les inquiétudes de l’artiste s’expriment sur cette peau projetée, le tableau, où surgissent, en un chaos singulier coloré moucheté, à la fois des grains de beauté et des boutons d’urticaire.

Les vandalismes de l’enfance opèrent comme des signatures maladroites sur une feuille blanche ou sur les pages d’un livre illustré. Après les gribouillages viennent les premiers dessins de corps et l’écriture du nom. Et les vandalismes des graffitis gravent sur les murs des villes des colères de lettres
contre les architectures. Ces moments d’attaques instinctives font partie du langage pictural d’Emmanuel Barcilon.

Le tableau reflète donc l’histoire des états d’esprit de l’artiste, un territoire d’affects où les joies, les colères, les doutes, les expériences, les grâces, les frustrations, les désirs, les vicissitudes du peintre rencontrent à travers sa membrane laquée celles des voyants.

La plupart de ses supports sont pensés en miroir d’un corps en croix, tel l’Homme de Vitruve de Leonardo da Vinci. L’oeuvre est la mesure du corps en croix. Pour le peintre, l’horizon des bras tendus pour déplacer les tableaux évoque l’incarnation, le corps à corps érotique entre le peintre et sa peinture, et la verticalité du corps, sa stature, sa hauteur, renvoie à la question du temps, au présent, à la présence. Le tableau est incarné dans le temps.

L’espace de la surface s’ouvre également aux vanités : désordres, squelettes, crânes, et utilisation de plus en plus fragrante des nouvelles tirées des journaux. Des articles de presse et des photographies d’événements sont imbriqués dans le processus. Messages à répétition de morts, de servitudes, de violences martelées… Le peintre livre un corps à corps avec le support mais aussi avec le déluge des corps en souffrance dans toutes les sociétés. Emmanuel Barcilon s’interroge sur les figurations de la mort, les memento mori de notre temps, les armes, les insultes, les frustrations, les cris en tout genre. Comment, sur ce fond de désastre, faire monter la lumière et la beauté, comment trouver sa respiration, son élan vers l’amour ? Peut-être à travers le regard de l’enfant qui découvre le monde comme un théâtre de jouets et qui finit, à force de jouer, par maîtriser ses angoisses.

Miroirs ouverts (hors la surface)
« En mettant en jeu le corps physique du spectateur, en l’amenant à se déplacer, à osciller d’avant en arrière, à s’éloigner, à s’approcher pour, à chaque étape et en chaque lieu, apprécier la peinture dans l’image, la « nouvelle manière de peindre » ruine le dispositif « régulier » qui légitimait la représentation en tant que savoir, représentation d’un savoir et savoir d’une représentation. Mais le rapport de détail qui appelait et retenait le spectateur trop près de l’image défaisait déjà le dispositif du « tout ensemble ». » Daniel Arasse – Le Détail.

Détails pour le proche / Distance pour le tout. Ce dispositif visuel de prolifération de détails, tels de petites fenêtres de dimensions variables, collages, écritures, ratures, griffures colorées, coulures, rayures, matières brossées, amène le voyant à se rapprocher et à s’éloigner, à rejouer à son tour le va-et-vient du peintre devant son tableau. Désirs de l’éloignement et plaisirs de l’approche. Saisir le tout, l’ensemble, la sensation globale et se frotter les yeux au plus près de la surface pour y dénicher une autre vision des choses, accepter d’être remué, surpris, dérouté de sa vue initiale.

Ce double mouvement initie la construction d’une perception. Chaque voyant va organiser sa présence face à cette peau miroitante du tableau où parfois il pourra entrevoir la silhouette de son propre corps. En effet, l’œuvre quand elle sort de l’atelier pour aller chez un particulier ou pour être exposée s’ouvre à une autre configuration. Elle devient autre d’un coup selon les décors changeants qui l’habillent différemment de formes et de lumières et selon les voyants successifs qui lui font face. L’œuvre est un miroir ouvert. Elle vit. Elle change. Elle voit.

L’art d’Emmanuel Barcilon me fait penser à un conte persan relater par Jean-Claude Carrière dans Le cercle des menteurs qui évoque un concours de peinture entre la Chine et Byzance, entre les couleurs de l’extrême orient et les ruses du miroir : « Les Persans racontent qu’un concours de peinture fut organisé, un jour, entre deux groupes d’artistes. Les uns étaient chinois, les autres byzantins. Ils vivaient à la cour du même prince et ne cessaient de rivaliser. Le prince décida donc de les opposer en un concours. Les deux groupes de peintres furent placés dans une salle qu’un rideau séparait en deux espaces égaux, et chargés de
décorer deux murs se faisant face. Les Chinois réclamèrent une grande quantité de brosses, de pinceaux et de couleurs de toutes sortes. Les peintres byzantins, à la surprise générale, ne demandèrent rien. Au jour de la présentation, le roi vint avec toute sa cour. On dévoila d’abord les fresques chinoises et chacun fut émerveillé. On y vit un travail insurpassable. Alors on découvrit le mur des Byzantins et on vit, sur ce mur, mais inversées, les mêmes figures et les mêmes couleurs que sur le mur peint par les Chinois. Les Byzantins s’étaient contentés de polir sans relâche leur mur, au point de le rendre pareil à un mur étincelant. Les peintures des Chinois se reflétaient dans ce mur sans souffrir des aspérités du mur lui-même et des défauts ineffaçables de la matière. Les images y
gagnaient une pureté, une grâce, une légèreté d’autant plus belles qu’on ne pouvait pas les atteindre. »
Emmanuel Barcilon, en Zoroastre convaincu, Persan au centre, conjugue dans ses tableaux les deux orients, celui de la Chine et celui de Byzance, les couleurs, les dessins et la laque, les reflets. Il avance dans les couleurs et les surprises des traits.

Chez lui, ni émotion, ni conception théorique, mais avant tout expérience d’être, trouver son être-là et celui du tableau. Il se met dans un état de réflexion intérieure, et seul à seul, lui et le tableau entrent dans une relation de conversation, de confession, de tension. Ce sont des vases communicants, recevoir l’aura du peintre et celui du tableau. L’oeuvre offre un passage où les couleurs et les voyants se joignent un instant pour le quitter le moment d’après.

Les couleurs de l’imagination sont pour Walter Benjamin les couleurs des rêves, l’essence de la peinture : « un incendie de couleurs » : « Margarethe : C’était ainsi dans mon rêve, je n’étais rien d’autre qu’un voir. Et ce que je voyais, ce n’étaient pas des choses, mais des couleurs. Et dans ce paysage, j’étais moi-même colorée / Georg : Ce que tu décris est comme une ivresse. Je connais ces images de l’imagination. Je crois qu’elles sont en moi quand je peins. Je mélange les couleurs et je ne vois plus rien que la couleur. Je dirai presque que je suis couleur. » Le peintre et les voyants se rencontrent enfin et voyagent dans les couleurs.
Révélation 1 : Eclat noir
Ici, puissance de l’éclat noir qui sourd du monde rouge miroir. Fixation subite de cet oursin galactique ou de cette étoile obscure ou de ce virus fulgurant au centre qui perturbe l’optique des voyants et crée des persistances rétiniennes dans l’espace du tableau et autour. Quelques révélations rosées et douces glissent à la surface, contrepoint musical aux pics noirs et nerveux de l’éclat noir.

Révélation 2 : Ecorché
La lumière se déverse sur l’obscurité. Les deux faces d’un écorché sont prises dans des halos. Ces apparences fantomatiques juchées sur des cercles construits montrent au monde des voyants les secrets du corps, la révélation de ce qui est, la transparence des choses et la transformation en nouveauté. Quelques points de matières ouvertes laissent entrevoir des détails sur fond noir, quelques indices où des schémas anatomiques côtoient le graffiti et les stries libres.

Révélation 3 : Naissance
Deux espaces évidents s’installent sur cette surface bleu pâle mouchetée d’un bleu plus profond. Miracle de la naissance des formes : je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né, d’être révélé à la surface. Cellule ovule qui accueille le minuscule serpent à tête rouge. Semences. Recevoir la vie et croire au royaume énigmatique, boule noire bariolée de sang, ventre vivant du tableau.

Inscription 1 : Respire aujourd’hui
Comment sauver son souffle dans cette prolifération des images d’aujourd’hui, avec ces événements à répétition, ces nouvelles vanités insinuées dans des fenêtres où le noir et le rouge s’accouplent ? C’est comme un mur d’une prison où l’on compte ses jours. Les inscriptions et les coulures du temps recouvrent des espaces de mystères. Et « RESPIRE » en grand apparaît, un son élevé issu d’une pensée invisible, émersion d’un désir de sortir, de trouver une issue : peut-être ce point jaune, soleil aux rayons noirs ?

Inscription 2 : Tout est là
La surface devient un mur d’expressions : jeu des inscriptions sur des parois chaotiques, sur cette peau marquée du tableau divisé en quatre. Symphonie concentrée sur le nord du support : tatouages, blessures, violences, écritures saccadées ; et silence au sud. Rien n’est caché de l’élaboration de la pensée : ratages, gribouillages et ces quelques mots gravés qui surnagent : «action », « résonnance », « prendre le temps », « revenir à la source », « trouver l’équilibre », «schéma riche de conscience », « sens du vivant », « quoi prendre »… Lettres et traits rouges, saillies des « 4 grands » Juifs de l’histoire : Moïse « tout est loi », Jésus « tout est amour », Freud « tout est sexe », Einstein « tout est relatif ». Tout est là.

Inscription 3 : Lettre codée
Le tableau se dévoile en haut tel un nuage rose vif de peintures brossées et coulées autour du médaillon de la mort en toréador. Puis en bas, un bandeau pastel donne à voir un texte, une lettre codée. Le tableau parle, il résonne doucement, un son et un sens cachés se trouvent en lui : lire une ligne sur deux. La fin du message s’évanouit, inachèvement de la parole qui laisse entrevoir une frange de coulures, l’histoire des couleurs qui constitue le corps du tableau.

Emmanuel Barcilon, 2008
Textes de Anne Malherbe, Alexandra Fau and Lionel Dax
Publié par la Galerie Dukan&Hourdequin, Marseille
et la Galerie Pascal Polar, Bruxelles
Edition of 2008
300 x 243 mm, 96 pages
ISBN 978-2-91277-21-9

Le travail d’Emmanuel Barcilon donne l’envie et les moyens de poser la question de la contemplation. L’artiste, en effet, attend de son public ce que lui-même vit au moment de la réalisation de l’oeuvre, à savoir une forme d’abandon (des repères culturels notamment) et une découverte de soi, par le biais de ce que l’oeuvre fait résonner en lui-même. En suivant son propos et son travail, on pourrait peut-être remettre au goût du jour une notion galvaudée, sur laquelle la post-modernité fait peser le soupçon.
Quelle sont aujourd’hui, pour nous, la place et le sens de la contemplation ? L’art contemporain appelle en général une participation active du spectateur, qu’il s’agisse d’un questionnement d’ordre intellectuel (l’oeuvre déroutant le spectateur par les éléments complexes ou énigmatiques qu’elle agence) ou d’une intervention physique. Ailleurs, là où la démarche intellectuelle n’a pas de place, c’est le spectacle qui a lieu, occupant et divertissant la conscience de celui qui s’y adonne.
Dans une société poussée à la consommation, ou qui la refuse en se tournant vers une intellectualisation parfois forcenée, la place n’est peut-être pas grande pour une attitude volontiers connotée de religieuse. Contempler implique en effet un attrait pour ce qui se tient au-delà de la carapace sensible et des articulations de la pensée, cela exige également un lâcher prise apparemment contradictoire avec la maîtrise de soi qui est l’un des mots de la réalité actuelle.

S’il est une attitude dont la valeur, au sein du relativisme, n’est pas remise en cause, et qui préside largement à l’art, il s’agit de la distance, qu’elle soit ironique ou critique. Les oeuvres d’Emmanuel Barcilon, quant à elles, exigent de l’empathie.
Elles n’acceptent de se soumettre ni à la consommation rapide qu’offre le spectacle ni à la possession intellectuelle à laquelle les oeuvres actuelles ou du passé récent donnent généralement prise. Ce à quoi elles invitent, c’est à un élargissement de la conscience.

En cela, elles ne sont pas seules : elles rejoignent quelques artistes, jeunes ou moins, et contribuent à percer une voie vers ce que d’aucuns appellent d’ores et déjà la « post-post-modernité », c’est-à-dire la reconnaissance de quelques nécessités irréductibles, comme la descente en soi-même et l’aspiration à l’expansion. Il n’est question, on le voit, ni de foi religieuse ni de l’acceptation de quelque dogme sur l’art, mais seulement d’éprouver de la curiosité pour ce qu’on est susceptible de découvrir quand on s’arrête dans le silence et la lumière.

Comme les travaux d’Anish Kapoor (ceux qui font intervenir une épaisse cire rose), les peintures de Barcilon se caractérisent par une évidente sensualité. La beauté lisse de la laque et la densité des couches de vernis attirent autant le regard que le toucher. Mais la séduction se défend de jouer sur des qualités faciles. Les couleurs sont parfois acidulées, roses ou vertes, parfois dans des tonalités de beige sale. A la fin, la force d’attraction est équivalente, d’une oeuvre à l’autre. L’artiste ainsi a démontré qu’il était possible de se défaire des connotations attachées à telle couleur. Il a montré que le rose pouvait ne pas être la couleur glamour par excellence, mais un rayonnement particulier. Par là, la peinture montre son exigence et l’ascèse qu’elle attend du regardeur.

En se débarrassant aussi des références faciles, l’œuvre s’avance également au-delà de la multiréférencialité propre à la post-modernité.

Sur la toile, entre les couches de vernis, on découvre des dessins, des mots, des taches, parfois réduits au gribouillage, parfois plus lisibles, toujours arrachés à la chape des superpositions. On y voit des dessins d’anatomies — certaines renvoient aux recherches de Léonard de Vinci —, on rencontre le géant Hulk ou des personnages de BD, parfois d’obscurs graffitis. Mais on n’est pourtant pas là dans le sampling et le collage. Ceux-ci imposent au regard leur immédiateté présente, dépourvue d’épaisseur temporelle. Avec Barcilon, en revanche, il faut prendre le temps de s’avancer, d’aller chercher, de se laisser surprendre, de revenir à la surface lisse, puis de se laisser de nouveau happer par la matière. Les dessins qui émaillent la laque, nerveusement et humoristiquement, sont, comme chez Cy Twombly, des flashes et des échos, qui font sauter quelques uns de nos verrous intérieurs. Ils ouvrent en nous une aptitude à ressentir la proximité du gouffre du temps, nous invitent à expérimenter autant son vide que sa richesse.

Le cycle pictural d’Emmanuel Barcilon s’amorce par trois grands monochromes qu’il recouvre de blanc. L’acte se veut symbolique, performatif, préalable à toute genèse artistique. D’un seul geste qu’il répète à l’infini, l’artiste répand un blanc laiteux simultanément sur les toiles. Couches après couches, le monochrome se corrompt ou s’enrichit, c’est selon. Le blanc « chargé » de tant de passages successifs emplit de pureté le tableau qui s’offre telle une surface béante au hasard, à
l’inattendu. L’acte se veut purificateur à l’image des « Pierres de lait » de Wolfgang Laib. Ces dalles en marbre de Carrare, d’un blanc pur, creusées, incurvées, polies recueillent un peu de lait versé chaque matin qui vient former une peau si régulière que le marbre et le lait ne font qu’un. Surface et contenu s’unissent jusqu’à se confondre. Ils forment le réceptacle d’une oeuvre en gestation pareille aux toiles d’Emmanuel Barcilon.

Ce premier opus ritualisé préalable à toute création se répète jour après jour. Avec la même vigueur qu’il blanchit ses toiles, Emmanuel Barcilon répand son jus, un vernis d’une grande finesse chargé en pigments sur les tableaux posés à plat. Malgré la vivacité de l’action, il contrôle le débit de la couleur, anticipe et dirige son orientation. Mais chaque épanchement ou dissémination de couleur réserve ses surprises. Les matériologies, semblables aux « Cosmogonies » d’Yves Klein, captent la fine pluie de poudre d’or ou d’argent dispersée au hasard. Telle une plaque sensible, la toile enregistre la portée du geste, son amplitude et recueille les jets de pigments au résultat si aléatoire. La surface, toute entière, s’offre ainsi aux expérimentations multiples de la couleur, sans craindre de
perdre ce qui était là pour laisser place à l’inconnu. Emmanuel Barcilon a en effet pour habitude, entre deux couches de peintures, de poncer la dernière épaisseur de vernis. En ôtant cette ultime peau, l’artiste lève le voile sur la réalité tangible de la matière picturale antérieure. La couleur du dessous surgit soudain de la béance pour affleurer et éclore. La surface mise à vif révèle aussi tout un monde enfoui composé de fines gravures, de planches d’anatomies, de citations, de légendes, autant de stigmates ordinaires et banals du quotidien. L’artiste intervient tour à tour pour recouvrir, rayer, ou au contraire, révéler, réveiller, par endroits, de vieux souvenirs cachés. Le trait révèle les divagations de l’esprit, les accès rageurs aux côtés de dessins appliqués, les insatisfactions du peintre,
les repentirs laissés visibles, les tags et les maximes qui lui viennent à l’esprit.
La peinture comme le dessin sont pour Emmanuel Barcilon, Cosa mentale, exercice quotidien de l’esprit, exercice spirituel – cahier de réflexion autant que livre d’esquisses. Le dessin gravé dans la couleur mouillée livre une kyrielle d’images, de bouts de choses perdues, effacées avant même qu’elles n’atteignent nos rétines. À peine sont-ils nés que ces bribes de la pensée se trouvent aussitôt englouties sous un nouveau voile coloré. La couleur recouvre tout sur son passage, sans discernement. Même si par endroits, les traces éphémères du dessin se devinent sous la peau de couleur, fragile et translucide, c’est en revenant sans cesse sur le tableau, en le ponçant, en éraflant la surface brillante du vernis que l’artiste façonne le corps pictural. Au fur et à mesure des interventions, la primauté de la peinture cède la place au dessin, et vice versa, sans qu’aucun des deux ne se décide à prendre le pas sur l’autre. La surface de la toile garde les stigmates de ce
dualisme porté à l’infini. L’oeuvre porte aussi en elle tous ces signes sédimentés dans la profondeur de la matière, prêts à ressurgir tels des souvenirs fugaces, scintillant par intermittence. La surface brillante renvoie en effet à une impression fugitive qui « implique une sorte de capture-accueil du
temps, de ses modulations infimes qui animent le présent, lui donnent sa tonalité, sa « nuance », et recréent ses passages et ses fragilités. » . L’œuvre  ’Emmanuel Barcilon condense ainsi le temps tout entier : passé, présent, futur et éphémère, ce temps irréductible au temps cyclique ou linéaire. Dans le reflet de l’ultime couche à l’aspect laqué se lit une autre réalité, celle du spectateur face à l’oeuvre. Son ombre se projette et masque partiellement le tableau. Ses dimensions permettent en effet d’éprouver la physicalité de l’œuvre dans laquelle temps et espace se télescopent.

Par son médium léger et brillant, l’œuvre touche un inconscient émotionnel profond. La composition vibre de toutes les couleurs emmagasinées. Le rendu translucide du vernis piège la couleur dans un espace « entre » qui flotte en apesanteur sur la surface de la toile. Par transparence, les diverses tonalités cillent d’une intensité changeante. L’éphémère semble surgir de toutes ces différences, ces éclats, reflets et scintillement du visible comme le côté caché d’une lumière immanente. Les strates du temps, ses paysages, ses visages et ses imaginaires condensés donnent toute leur portée à un espace « vibrant ». Dans les tableaux d’Emmanuel Barcilon, le diaphane implique en effet un « corps de lumière » variant en fonction des couleurs qui l’incarnent. Il atteint « l’intensité colorée » telle que la définit Malévitch dans la « couleur et la lumière » ; le moment sublime où le nouveau corps pictural se construit à même la lumière. Dépourvu de cadre, le paysage coloré s’ouvre alors sur l’infini, à travers les différentes couches d’ombres et de lumière, de vide et de plein qui feuillètent le tableau.
Tant dans sa réalisation que pour ses finitions, la peinture d’Emmanuel Barcilon allie énergie et concentration. L’acte créatif est le fruit d’une discipline rigoureuse, extatique. Il se veut laborieux et répétitif même si la vivacité du geste reste intacte. La couleur répandue d’un seul geste débridé,
instinctif, sans retenue, trahit l’énergie, la vitalité d’être et de vivre dans l’instant. L’œuvre oscille entre flux et transparence, discontinu et continu. Mais l’immédiateté de la couleur jaillissante et des pigments qui viennent féconder la matrice, se fige soudain. L’immobilité permanente du vernis «
glace » en effet le pictural dans un temps long et linéaire en écho à l’« espace-temps » nécessaire à sa création.
L’exercice quotidien de la création que s’impose Emmanuel Barcilon ravive le « temps de la peinture », indispensable au décentrement. Bazaine évoquait combien ce décentrement était le « seul garant d’une possible liberté intérieure, pour atteindre la lente dépossession, le refus de l’efficacité, et sentir comment l’exercice quotidien décuplait la passion de voir ». Par le recouvrement de la toile, Emmanuel Barcilon saisit en effet chaque moment singulier, dans une variation imperceptible où s’inscrit le passage du temps. L’œuvre incarne alors ce « matérialisme aérien » qu’affectionnait tout particulièrement Bachelard. Comme si le temps des formes laissait place aux formes du temps.

C’est l’histoire d’un théâtre flottant, d’une construction de tableaux comme des coques. Les peintures devenues des bateaux, imperméables à toutes les intempéries, voyagent dans la matière-temps comme des lacs de lumières.

Emmanuel Barcilon se sert depuis 1999 d’une technique originale, le vernis marin incolore, agrémenté de pigments divers, sur bois. C’est sa matière colorée. Et sur cette matière, il dessine des objets, des traces, grave des détails, anatomiques, critiques, et fait parfois intervenir des mots comme griffonnés sur un mur. Dans chacun de ses tableaux, Emmanuel Barcilon installe un monde à la fois abstrait et figuratif, et invite le spectateur à une perception polysensorielle.

Les dimensions de ses tableaux correspondent à l’amplitude de son corps en action de peindre : pouvoir saisir de ses mains l’ensemble de la surface du tableau sans difficulté, sans entrave. Il faut qu’il puisse les empoigner pour les déplacer dans l’atelier, ronde toujours différente qu’il réalise chaque jour pour mettre les supports-surfaces à l’horizontale ou à la verticale, afin de jouer avec la pesanteur. Les couleurs très fluides s’organisent en coulées domptées ou sauvages.

Le temps d’élaboration du tableau est incertain. Il navigue avec les instants, l’écoute du peintre, ses impressions sur le monde.

Lie-Tseu : « Il n’existe pas dans le monde de principe qui soit valable en toutes circonstances. L’usage et le non usage ne suivent pas de règle fixe. Comment exploiter une occasion, trouver le moment opportun, se plier aux circonstances, voilà ce qui ne dépend d’aucune recette. Il s’agit ici d’une certaine habileté. »

Nécessité du geste qui ne peut pas être un autre
Emmanuel Barcilon n’est pas un peintre pressé. Il commence une série de peintures à peu près tous les six mois. Il a besoin de vivre avec ses peintures, les regarder, changer un détail dans leurs physionomies, ou les revêtir d’un nouvel habit de couleur, saisir l’évolution lente des choses, laisser infuser les formes comme le thé ou les fleurs dans l’eau. Cérémonie d’acuité, trouver le geste qui s’invente dans le présent, ne pas se répéter, oublier les usages, laisser vivre  l’improvisation et asseoir le geste qu’il faut sur le tableau.

Il crée un lien, silencieux ou actif, avec les peintures en train de vivre leur vie. Tchouang-Tseu et Lie Tseu dans la tête impulsent dans ses gestes les couleurs et les dessins qui libèrent.

Lie-Tseu : « Tout ce qui possède son, forme, couleur est une chose. Qu’est-ce qui sépare une chose d’une autre ? Comment décider que l’une soit antérieure aux autres ? Toutes ne sont que des apparences. »

Au-delà de l’apparent, Emmanuel Barcilon joue sur l’inapparent, les formes et les couleurs cachées. Ce qui reste sur le support de couleurs et de bois est le résultat d’une odyssée invisible aux yeux du spectateur, une succession d’environ 30 couches de couleurs pas toujours les mêmes et de divers dessins dont certains sont enfouis sous les strates vernies. Les côtés du support, ce qu’on pourrait nommer les marges de la mémoire, rappellent les couleurs utilisées par le peintre comme un indice mémoriel du cadre : souvenir du désordre, de la vulnérabilité qui a précédé ce concert de formes arrêtées devant nous maintenant. Sur la frange, coulures du temps, la coulisse du support est un élément brechtien. Il y a eu de multiples strates, divers essais, plusieurs tentatives avant le spectacle
brillant qui s’offre à la lumière. Le tableau fini cache les repentirs ; il est le résidu de toute une histoire ensevelie faite de couleurs insoupçonnées. Ce recouvrement peut aussi être perçu comme un processus psychique. Les couleurs et les dessins invisibles forment l’inconscient du tableau d’où surgissent par endroit des traces de rêves, des images archaïques. La peau de couleur ne dit pas tout, elle préserve l’énigme du corps de l’œuvre.

Geste I
Noyau univers – fission particules lâchées dans l’espace – traits virevoltants révoltés – tourbillons de l’espace en expansion – théorie du hasard devenant la nécessité – et repenser le chaos par la joie gravée en noir avec des étoiles de couleurs.

Geste II
Cocon fœtus – s’ouvrir au fragile – le rouge, le sang, la violence – se rendre vulnérable pour accéder à la création – enlever son armure culturelle et sociale, mettre à nu le cerveau, trouver la voie nouvelle, sans oublier la guerre, char de combat, vielles amures agressives enrobées de rouge – « Tu fais moins le malin mon lapin » – « C’est qui ce trouducu » – pointer avec ironie l’armée des fébriles qui comptent les jours prison de vie – je m’évade dans les couleurs.

Geste III
Triptyque blanc – trois stèles en formation adossées au mur – pinceau dans le blanc – se laver ablution de tout apprentissage – désapprendre les gestes trop connus – laisser en suspens la surface – différer l’action de la pensée – juste le geste, souple, dansé, le blanc fluide – le liquide coule – signes des pluies blanches – nuage blanc plus épais au-dessus – entrer en matière dans un geste désormais libre.

Les peintures naissent du sans forme et s’achèvent là où il n’y a plus pour elles de transformations. L’idée du peintre est de saisir les transitions imperceptibles des formes et des couleurs. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de s’arrêter longtemps devant un tableau d’Emmanuel Barcilon. Il fourmille d’évocations multiples. Le tableau n’est pas asservi à une narration, à une histoire, à une suite logique ; il révèle la nécessité de l’instant qui ne peut pas être un autre, il dévoile le devenir incessant des choses. Donc le tableau est libre. Donc le spectateur est libre aussi de découvrir des figures et des couleurs qui entrent en échos avec son esprit, qui rencontrent ses sensations. Parfois, le spectateur est pris dans le reflet vernis, devenu ombre, passage éphémère d’un corps dans le temps du tableau.

Apparitions et évanouissements : invisibles transitions
Lie-Tseu : « Le devenir cyclique ne cesse jamais. Qui est capable d’appréhender les changements secrets du ciel et de la terre ? Car, lorsque les choses diminuent d’un côté, elles augmentent de l’autre. Ici elles prennent pleine consistance ; là, elles se vident. Il y a épanouissement et décrépitude qui s’engendrent et meurent perpétuellement. Leur apparition et leur évanouissement sont liés par d’invisibles transitions. Qui y est attentif ? Nulle part on ne voit la force  augmenter d’un coup, la forme cesser brusquement (d’exister) ; c’est pourquoi on ne s’aperçoit ni de leur épanouissement, ni de leur évanouissement. Ainsi l’homme, de la naissance à la vieillesse, change chaque jour dans son aspect extérieur et dans ses aptitudes : peau, ongles et cheveux poussent et tombent
continuellement. Il n’existe pas d’arrêt dans le changement d’aucun état. Mais les transitions sont imperceptibles. C’est après seulement qu’on les reconnaît. »

Il est étrange de suivre l’élaboration des tableaux d’Emmanuel Barcilon. D’un jour à l’autre, ils mutent, ils changent de couleur dominante, des dessins  disparaissent, d’autres apparaissent. Cet éphémère de l’acte devient sa matière mémoire invisible. C’est le chemin du tableau dans le temps toujours ouvert à toutes les possibilités. Le tableau apparent, fini, ouvert aux regards, est donc la synthèse de plusieurs tableaux qui le constituent.

Apparition I
« Je fais ce que je veux. Je fuis ce que je veux » : masse grise sous les mots, pluie des peintures – à quelques centimètres de là le souvenir orange et grenat et vert et bleu et argenté et jaune d’un autre paysage très en couleur derrière la brume. Voyage intérieur, jour après jour, fuir là-bas fuir les fragilités du temps, je sens que les couleurs sont ivres en dessous. Bientôt l’éclaircie.

Apparition II
« Cracher sa honte. J’ai pas craché » : le doré sacré et l’écriture arrachée à la couleur comme vivante, comme pour marquer sa présence archaïque de graffiti au sein des recouvrements successifs. Traits rouge vif, dents déjà et visage de l’oeil. Voyage de l’oeil à travers la peinture, dans les espaces du tableau. Jeu avec le temps, journal du peintre et jeu du hasard avec les pigments bleu, vert, kaki.

Apparition III
Sourire de la prolifération des ronds, des cercles qui disent la naissance et la croissance de l’univers. Cercle blanc au centre cible, cercle plus grand dans l’onde, plus crémeux, cercle plus grand encore, lac laiteux – onctuosité de la peinture – déesses aux rondeurs, Vénus symbolique, archéologie tantrique amoureuse, ricochets des surfaces lisses, à l’infini.

Apparition IV
« Consistance » ou conscience : écriture comme une signature intérieure. Griffonner le désir, signature soulignée de traits énergiques. L’écriture consiste à évoquer ici la conscience perdue dans un infiniment grand en petit format, un instantané points de couleurs tachetés survenus de la mémoire du support. L’espace sidéral est sidérant.

Apparition V
Comme des cellules étonnamment petites, méduses au microscope, îles des mémoires du corps en train de changer, de vivre une vie nouvelle ; ou souvenir d’une géographie intérieure, d’un espace invisible, humide, fluctuant. Dentelles bleues des algues.

La matière-temps : dessiner dans les couleurs
Le peintre construit une dialectique entre les couleurs et les dessins, jusqu’à trouver une harmonie possible afin d’arrêter l’oeuvre dans le temps. Les formes naissent des couleurs, se révèlent dans les couleurs successives. Le dessin s’imprime, se grave, plus grave, tête désossée, temps anciens, squelettes de dinosaures, fossiles humains des grottes, jeu avec les carapaces de l’être, du placenta jusqu’au char d’assaut en passant par l’armure. Comment se protéger dans le monde lorsqu’on choisit le risque de la dérive, les chemins qui ne mènent nulle part, pour atteindre et écouter le vide des formes. Le peintre confronte ses dessins à ses couleurs et vice versa. Et ils finissent par habiter ensemble. Le dialogue devient oeuvre. Entre force et douceur, la main trouve et l’esprit répond.

Geste IV
Prendre du plaisir à perdre ce qui a été fait la veille – processus d’oubli pour élargir les gestes – commencer par recouvrir pour ouvrir à nouveau la surface – faire émerger une image neuve – Montaigne : « Ce que nous avons à cette heure proposé, nous le changeons tantôt, et tantôt encore nous retournons sur nos pas ; ce n’est que branle et inconstance » – une spiritualité picturale pour sortir de la maîtrise – improvisation jazz – et peindre en écoutant la soufflerie de l’atelier et les
Chants de Maldoror de Lautréamont – pour que le geste devienne poésie.

Le corps se questionne sur les écorces qu’il dresse entre lui, le corps, et l’extérieur. Et cette fragilité dite par le dessin est prise dans la couleur étalée comme une lumière miroitante. Dans le recouvrement naît l’éclat. Comme des algues gravées dans les marées colorées, des signes de mémoire refont surface. Chaque jour, un jeu avec la couleur, un jeu avec les petits dessins épars – et, au final, les formes laissées à l’instinct. Savoir perdre des gestes pour en réinventer d’autres.

Il s’agit de protections, de fragilités… La mort, la naissance, l’univers, les cellules du vivant, les végétaux, les champs de coquelicots, les nymphéas verts et bleus… Un monde aquatique, lunaire, des symboles flottent dans l’espace du tableau, une tête de minotaure prise dans une muleta rose, des signes mathématiques, des notes, des bouts de phrases, des échos populaires et des aphorismes lucides, des champs veloutés et des passages striés, le doux des couleurs et l’abrupt du dessin, comme des inscriptions tirées des couleurs d’en dessous. Des signes remontent à la surface, le peintre choisit d’en garder quelques-uns, les plus pertinents, telle une nécessité, pour dire l’histoire de ce temps qui est devenu matière d’étincelles.

Geste V
Tableau à plat, table rose – un rouleau dépose une couche de vernis incolore pour préparer la surface aux nouvelles couleurs – pigments orange de cadmium clair, orage orange, jaune lumière – tâches orangées sur le rose – geste hésitant devant les fossiles de l’ancienne couche – entourer d’orange le squelette du dinosaure, l’anatomie du temps – ce que je garde, je l’entoure – garder des moments, des couleurs, des instants d’hier – effacer le contexte autour – focaliser un détail, un espace du passé – maintenant, c’est radical, marée orange sur le sol rose – mais garder quelques virgules rosées – quitter le caractère laborieux et remettre en question l’image d’avant.

Il y a deux types de dessins dans les tableaux d’Emmanuel Barcilon : Le dessin précis, souvent en bleu ou en noir, où l’on découvre chez l’artiste un goût pour l’anatomie, pour les carnets de Leonardo Da Vinci, apparitions d’objets, d’animaux, de muscles, d’os, avec des indications textuelles très documentées ; et le dessin fou, proche du graffiti mural où les phrases fouettent, distillent des injonctions humoristiques, des relents d’enfance, des sentiments, des sensations, un pense-bête actif à l’usage du spectateur pour donner à penser la carcasse : « Recouvrer une capacité à montrer mes dents », réinvestir la vitalité de l’agressivité dans un monde aseptisé où le conflit est toujours montré du doigt. L’art est par essence conflit avec le créateur lui-même et le monde qui l’entoure. Les graffitis d’Emmanuel Barcilon ne sont pas décoratifs ; ils interrogent les mythes du temps comme les petits personnages de Philippe Favier, les encres de Marc Devade et les inscriptions de Cy Twombly ; ils sont là pour donner au spectateur la preuve que cette lutte essentielle entre l’être et l’oeuvre est un moteur à couleurs, échos des lumières…